La distribution de dividendes est un levier stratégique pour les entreprises, permettant de rémunérer les actionnaires et d’optimiser la gestion financière des capitaux propres. Cependant, cette opération est strictement encadrée par le droit des sociétés afin de garantir la préservation des fonds propres et d’éviter la distribution de dividendes fictifs, pouvant engager la responsabilité des dirigeants.
La jurisprudence récente a mis en lumière une incertitude juridique quant à la possibilité de distribuer des dividendes en dehors de l’Assemblée Générale Ordinaire Annuelle (AGOA), notamment lorsqu’ils sont prélevés sur des réserves ou des reports à nouveau. La Cour de cassation a récemment statué sur cette question, restreignant les marges de manœuvre des entreprises et apportant des précisions importantes sur les conditions de validité de ces distributions.
Cet article propose une analyse détaillée de cette évolution jurisprudentielle, de ses implications pratiques et des précautions à adopter par les entreprises pour sécuriser leurs opérations.
Le cadre légal de la distribution des dividendes
Le rôle central de l’AGOA dans l’approbation des dividendes
Conformément à l’article L. 232-12 du Code de commerce, seuls les bénéfices distribuables peuvent être affectés aux dividendes. Cette notion de bénéfice distribuable comprend :
- Le résultat net de l’exercice, diminué des pertes antérieures et des sommes à affecter à la réserve légale,
- Les réserves distribuables, qui sont des bénéfices mis en réserve lors des exercices précédents et pouvant être affectés à la distribution,
- Le report à nouveau bénéficiaire, qui correspond aux bénéfices non affectés des exercices antérieurs, reportés pour une utilisation ultérieure.
Traditionnellement, la distribution de dividendes est décidée lors de l’AGOA, au cours de laquelle les actionnaires approuvent les comptes et statuent sur l’affectation du résultat. Cette assemblée est le cadre légal privilégié pour organiser la répartition des bénéfices entre les associés, en veillant à la préservation des fonds propres de la société.
La possibilité de distributions exceptionnelles hors AGOA
Certaines sociétés ont pris l’habitude de procéder à des distributions exceptionnelles de dividendes en dehors de l’AGOA, notamment en cours d’exercice. Cette pratique repose sur l’idée que les réserves disponibles et le report à nouveau constituent des sommes déjà approuvées par les actionnaires et pouvant être distribuées ultérieurement, par le biais d’une assemblée générale extraordinaire ou d’une décision des associés en dehors de l’assemblée annuelle.
Cette approche, bien que couramment pratiquée, n’était pas explicitement encadrée par la loi, ce qui a donné lieu à une incertitude juridique et à des interprétations divergentes des tribunaux.
Évolution jurisprudentielle récente et position de la Cour de cassation
Une première approche restrictive des tribunaux de commerce
En septembre 2022, le Tribunal de commerce de Paris a jugé qu’une distribution de dividendes prélevée sur le report à nouveau en dehors de l’AGOA constituait une distribution irrégulière, assimilable à des dividendes fictifs. Cette décision a immédiatement suscité des inquiétudes chez les praticiens du droit et les entreprises, remettant en question une pratique admise jusqu’alors.
Le raisonnement sous-jacent à cette décision repose sur l’idée que la distribution du report à nouveau relève nécessairement de l’assemblée qui approuve les comptes, dès lors que cette somme constitue une composante du bénéfice distribuable de l’exercice.
Un revirement de la Cour d’appel en faveur d’une plus grande flexibilité
En janvier 2025, la Cour d’appel de Paris a adopté une approche plus souple, considérant que la distribution de dividendes à partir des réserves disponibles ou du report à nouveau pouvait être décidée en dehors de l’AGOA, à condition que ces montants aient été validés lors d’une précédente assemblée.
Cette position a été interprétée comme une reconnaissance implicite de la liberté contractuelle des actionnaires, dès lors qu’aucune disposition légale ne prohibait explicitement ces distributions.
L’intervention de la Cour de cassation : un retour à une approche restrictive
Le 12 février 2025, la Cour de cassation a tranché la question en restreignant la possibilité de distributions hors AGOA. Elle a jugé que :
- Seule l’assemblée ayant approuvé les comptes de l’exercice peut décider de l’affectation et de la distribution du report à nouveau bénéficiaire.
- Toute décision prise par une autre assemblée sur ce point est irrégulière et encourt la nullité.
Cette décision clarifie le cadre juridique en excluant toute possibilité de distribution du report à nouveau en dehors de l’AGOA. Toutefois, la question de la distribution des réserves disponibles hors AGOA reste moins tranchée et pourrait donner lieu à de nouvelles discussions jurisprudentielles.
Distinction entre report à nouveau et réserves : une vigilance accrue pour les entreprises
Face à cette jurisprudence, il est essentiel de bien distinguer les différentes sources de distribution de dividendes :
- Le report à nouveau constitue une somme affectée aux exercices suivants, et son utilisation est strictement encadrée par la Cour de cassation. Il ne peut être distribué que lors de l’AGOA ayant approuvé les comptes.
- Les réserves disponibles, en revanche, peuvent en principe être distribuées à tout moment, sous réserve du respect des règles statutaires et des modalités de décision des assemblées générales.
Cette distinction implique que toute distribution exceptionnelle devra être soigneusement documentée pour éviter un risque de contestation.
Conséquences pratiques et recommandations pour les entreprises
À la lumière de cette évolution jurisprudentielle, les entreprises doivent adapter leur approche afin de sécuriser leurs distributions de dividendes. Les précautions suivantes sont recommandées :
- Limiter les distributions hors AGOA aux seules réserves disponibles. Toute tentative de distribution du report à nouveau en dehors de l’AGOA peut être invalidée et exposer les dirigeants à un risque de mise en cause de leur responsabilité.
- Préparer une documentation rigoureuse. Il est impératif de préciser dans les procès-verbaux d’assemblée l’origine des sommes distribuées et de s’assurer que leur affectation est conforme aux règles légales.
- Anticiper les besoins en trésorerie. Les entreprises doivent intégrer ces contraintes dans leur stratégie financière et éviter de compter sur des distributions hors AGOA pour répondre à des besoins urgents de liquidités.
- Se faire accompagner par un conseil juridique. La jurisprudence étant encore susceptible d’évoluer, il est recommandé de solliciter l’avis d’un expert avant toute opération de distribution exceptionnelle.
Conclusion
La décision de la Cour de cassation apporte une clarification bienvenue sur la question des distributions hors AGOA, en restreignant leur portée aux seules réserves disponibles et en interdisant la distribution du report à nouveau en dehors de l’assemblée annuelle.
Cette position impose aux entreprises une vigilance accrue dans la gestion de leurs distributions et les contraint à revoir certaines pratiques antérieures. Une planification rigoureuse et un accompagnement juridique approprié sont plus que jamais nécessaires pour éviter les risques de nullité des décisions et de mise en cause de la responsabilité des dirigeants.
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