Le décès d’un associé constitue une étape délicate dans la vie d’une société. Au-delà de l’épreuve humaine qu’il représente, ce moment marque souvent le début de tensions juridiques et patrimoniales entre les ayants droit du défunt et les associés survivants. La difficulté majeure réside dans la question de la transmission des droits sociaux : les héritiers doivent-ils nécessairement devenir associés ou leur entrée dans la société est-elle subordonnée à une décision des associés en place ? Cette interrogation révèle la tension permanente entre la logique successorale, qui tend à préserver l’unité et la valeur du patrimoine familial, et la logique sociétaire, qui vise à garantir la stabilité de l’affectio societatis. C’est précisément à cette frontière que s’inscrit la clause d’agrément, dont le rôle est central en cas de décès d’un associé.
L’enjeu fondamental : transmission automatique ou filtrée des parts sociales
La première distinction à opérer concerne la nature de la société. Certaines formes sociales, comme la société civile, peuvent admettre la transmission automatique des droits sociaux aux héritiers, sans exigence d’agrément. Dans ce cas, les héritiers deviennent de plein droit associés, sous réserve de leur qualité héréditaire, et il leur appartient ensuite de gérer la détention indivise des titres jusqu’au partage. D’autres structures, telles que la SARL, la SNC ou la SAS, se caractérisent par un fort intuitu personae. Dans ces sociétés, les statuts peuvent prévoir des clauses d’agrément qui conditionnent l’entrée des héritiers dans la société à une décision des associés survivants. En présence de telles clauses, l’attribution de la qualité d’associé aux héritiers ne relève plus du simple effet de la loi successorale, mais dépend d’une volonté sociale exprimée collectivement.
Ainsi, la clause d’agrément constitue un instrument de contrôle de la composition du capital social. Elle permet d’écarter certains héritiers si leur profil n’est pas jugé compatible avec les objectifs ou la culture de l’entreprise, tout en obligeant les associés à verser aux héritiers non agréés la valeur des droits sociaux.
Une demande d’agrément encadrée : qui peut la formuler ?
La question de savoir qui doit demander l’agrément en cas de pluralité d’héritiers a donné lieu à des débats doctrinaux et jurisprudentiels nourris. En présence d’indivision successorale, la cour d’appel de Besançon a précisé dans un arrêt du 29 avril 2009 que chaque indivisaire doit demander l’agrément individuellement. Cette solution est logique : en matière de société, seule une personne physique ou morale clairement identifiée peut se voir reconnaître la qualité d’associé. Tant que les parts demeurent indivises, chaque coïndivisaire doit faire valoir sa candidature à titre personnel.
Lorsque les parts sont démembrées entre usufruitier et nu-propriétaire, la situation se complexifie. Longtemps débattue, la question de l’agrément de l’usufruitier a finalement été tranchée par la Cour de cassation dans un arrêt du 16 février 2022 : seul le nu-propriétaire peut être considéré comme associé. L’usufruitier, même s’il bénéficie des droits financiers et de certains droits de vote, n’a pas la qualité d’associé et ne peut donc être soumis à une clause d’agrément. Cette solution clarifie la situation mais remet en cause certaines clauses statutaires antérieures qui prévoyaient explicitement l’agrément de l’usufruitier, désormais privées de portée effective.
Refus d’agrément : quelles issues pour les héritiers ?
Lorsqu’un ou plusieurs héritiers se voient refuser l’agrément, deux mécanismes s’enclenchent. D’abord, ces héritiers ne peuvent devenir associés. Ensuite, la société, les associés ou un tiers doivent procéder au rachat de leurs droits sociaux. L’indemnité qui leur est due correspond à la valeur des parts ou actions à la date du décès, conformément à l’article 1870-1 du Code civil. Ce principe peut susciter certaines critiques, notamment lorsque l’évaluation au décès ne reflète pas la valeur réelle au jour du partage, en cas de croissance ou de dépréciation de la société entre-temps. La Cour de cassation, dans un souci de sécurité juridique, maintient néanmoins ce point de référence, sauf dans l’hypothèse d’un partage différé, auquel cas certains auteurs suggèrent une évaluation à la date de jouissance divise, en application de l’article 829 du Code civil.
Dans les SARL, le rachat doit intervenir dans un délai de trois mois à compter du refus d’agrément, délai qui peut être prorogé par décision de justice. À défaut de réalisation du rachat dans ce délai, l’agrément est réputé acquis. Cette règle vise à éviter les situations de blocage dans lesquelles les héritiers seraient à la fois privés de qualité d’associé et d’indemnisation.
L’hypothèse complexe de l’agrément partiel
La situation devient plus délicate lorsque certains héritiers sont agréés, tandis que d’autres ne le sont pas. Seuls les premiers peuvent prétendre à la qualité d’associé et se voir attribuer les parts, les autres recevant une compensation en numéraire. Deux thèses doctrinales s’affrontent alors.
La première considère que l’agrément opère un partage partiel des parts sociales au profit des héritiers agréés. Ces derniers deviennent débiteurs envers l’indivision d’une indemnité correspondant à la valeur des titres au jour du décès. Cette indemnité est ensuite incluse dans la masse successorale, et produit intérêts jusqu’au partage final. Cette approche présente l’avantage de préserver la cohérence entre le droit des sociétés et les mécanismes de partage.
La seconde thèse distingue clairement le « titre » (la qualité d’associé) de la « finance » (la valeur des parts). Selon cette analyse, les héritiers agréés reçoivent uniquement la qualité d’associé. La valeur des parts reste indivise jusqu’au partage, et peut être estimée à la date du partage, conformément à l’article 829 du Code civil. Cette approche protège mieux l’égalité entre héritiers, mais complexifie la gestion des flux patrimoniaux dans l’intervalle.
Statut incertain des héritiers non agréés
Les héritiers non agréés se retrouvent dans une situation intermédiaire. Ils ne peuvent participer aux décisions collectives de la société, ni voter, ni prétendre à la qualité d’associé. Toutefois, leur statut n’est pas totalement dénué d’effet : certains droits financiers peuvent subsister, notamment si l’on suit la logique de la jurisprudence en matière d’indivision post-communautaire, qui admet que les fruits des biens indivis (tels que les dividendes) accroissent la masse indivise, même sans qualité d’associé. Cette position n’est cependant pas constante. Dans un arrêt du 2 septembre 2020, la Cour de cassation a clairement privilégié la logique sociétaire en refusant le versement des dividendes à un légataire particulier de parts sociales non encore délivrées. Ce revirement marque une inflexion nette vers la primauté du droit des sociétés sur le droit des successions.
Enfin, il est acquis que l’héritier non agréé n’est pas tenu aux pertes de la société, puisque cette obligation est indissociable de la qualité d’associé.
Conclusion
Le décès d’un associé constitue un moment charnière dans la vie d’une société, à la fois sur le plan humain, patrimonial et juridique. La clause d’agrément, lorsqu’elle est bien conçue, permet de maintenir l’harmonie entre les associés tout en respectant les droits des héritiers. Mais sa mise en œuvre nécessite une vigilance extrême : elle suppose une rédaction statutaire rigoureuse, une anticipation des cas de démembrement ou d’indivision, et une connaissance fine des articulations entre droit des sociétés et droit des successions. Le praticien devra également veiller à informer les héritiers de leurs droits, à respecter les délais légaux de rachat, et à arbitrer entre les différentes thèses doctrinales en fonction des intérêts en présence. En définitive, la transmission des droits sociaux par décès ne doit jamais être laissée au hasard, tant les enjeux humains, économiques et juridiques sont sensibles.