L’usufruitier de droits sociaux n’est pas associé : un pas en avant deux en arrière

Un avis de la 3ème chambre civile de la Cour de Cassation (n° 20-15.164 FS-B) fait écho à celui de la chambre commerciale du 1er décembre 2021 (n° 20-15.164 FS-D) rendue sur le même sujet : l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire.

Ces deux avis rendus à quelques mois d’intervalle sont la consécration du raisonnement a contrario qui jusqu’à présent a dominé. Depuis 1994, nous savions en effet que le nu-propriétaire de titres sociaux a la qualité d’associé  (Cass. com. 4-1-1994 n° 91-20.256 P). Une partie de la doctrine, certes minoritaire, a pu apporter néanmoins un doute sur cette affirmation. À raison selon nous. Il fallait observer que l’usufruitier de titres sociaux n’en demeure pas moins détenteurs de prérogatives et de droits. Ce qui lui conférait, sans nul doute cette fois, une certaine place à la table des associés.

L’exclusion de la qualité d’associé pour le détenteur de l’usufruit

C’est par l’application de l’article 578 du Code civil que s’explique les avis rendus par les deux chambres. Cet article précise que « l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété« . Le raisonnement suivi par les deux chambres est donc le suivant : si un autre est propriétaire, l’usufruitier ne l’est pas. Comme l’associé d’une société est celui qui est propriétaire des titres, alors l’usufruitier ne pourrait pas l’être.

L’usufruitier est donc la personne qui peut profiter des titres dont la nue-propriété est retenue par une autre. Ici, la pleine propriété est dite « démembrée ».

Cette technique du démembrement de propriété est particulièrement utilisée dans le cadre des sociétés civiles immobilières notamment familiale dans lesquelles les parents font donation de la nue-propriété tout en retenant l’usufruit de manière à bénéficier des abattements sur les droits de mutation à titre gratuit en ligne directe et en se laissant la possibilité de percevoir les loyers issus de l’immeuble.

Cette position de la jurisprudence a le mérite de ne pas reconnaître deux fois la qualité d’associé. Et ce, tant pour le nu-propriétaire que pour l’usufruitier, ce qui n’aurait pas été aisé à résoudre en pratique.

Dès lors, seule l’hypothèse de l’indivision autorise d’envisager une qualité d’associé répartie sur plusieurs têtes.

Néanmoins, certains objectent déjà que la notion civile de « propriétaire » est différente de celle d’un « associé » qui relève du droit des sociétés. Il n’y aurait donc pas nécessairement de correspondance exacte entre ces deux notions. Considérer qu’être « associé » peut être différent de « propriétaire » a du sens. Surtout que la Haute juridiction a fait la différence entre le titre et la finance.

Mais, à relire l’article 578, c’est à se demander si la Cour n’en fait pas une interprétation trop libérée. L’usufruitier a le droit de jouir de la chose « comme le propriétaire ». L’usufruitier est d’ailleurs lui-même chargé de conserver la substance de la chose.

C’est finalement un « quasi-propriétaire » en ce qu’il n’a pas la capacité de disposer de la chose.

En poursuivant cette logique c’est à se demander si tant l’usufruitier que le nu-propriétaire, sont des « vrais » propriétaires. Après tout un propriétaire véritable c’est bien celui qui détient ensemble l’usufruit et la nue-propriété. Le démembrement de propriété entrainerait-il juridiquement et nécessairement la qualité d’associé au profit du nu-propriétaire ?

En réalité, exclure théoriquement et totalement de la qualité d’associé l’usufruitier se discute. En l’occurrence, la Cour reconnait que l’usufruitier détient certaines prérogatives liées intrinsèquement à la qualité d’associé.

L’exercice pour l’usufruitier des prérogatives attachées aux titres

Même si dans les deux avis l’usufruitier est clairement exclu de la qualité d’associé, il faut observer qu’en dehors de ce refus de le catégoriser en tant que tel l’usufruitier reste titulaire d’un certain nombre de prérogatives résultant de son droit de jouissance des titres sociaux eux-mêmes.

En effet, l’usufruitier a le :

  • Droit de percevoir les dividendes ;
  • Droit de participer à toutes les décisions collectives ;
  • Droit de vote pour l’affectation du résultat ;
  • Droit de provoquer une délibération sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance des titres.

Bon à savoir : l’usufruitier peut bénéficier de la totalité du droit de vote dans toutes les décisions quelles soient ordinaires ou extraordinaires, dès lors que c’est précisé dans les statuts ou dans un acte extra-statutaire comme un pacte d’associés (lire notre article : Le pacte d’associés)

L’usufruitier n’est-il vraiment pas un associé ?

Il en porte pourtant beaucoup d’attributs. Les deux avis de la Cour amplifie cet état du Droit.

Les magistrats ont retenu que l’usufruitier doit pouvoir provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.

Il faudra noter avec prudence la formulation pour le moins obscure de la Cour de cassation. Elle ajoute à ce droit de consultation la notion « d’incidence directe » sur le droit de jouissance de l’usufruitier. La condition est restrictive et ne résulte d’aucun texte.

Les avis de la Cour de cassation insèrent une notion incertaine, voire inconnue et donc dangereuse.

Qu’est-ce qu’une question susceptible d’avoir une incidence directe sur le droit de jouissance de l’usufruitier ?

L’usufruitier pourrait-il s’immiscer dans la gestion courante, provoquer des délibérations sur des droits d’associés ?

Comment l’usufruitier peut-il démontrer l’incidence directe sur le droit de jouissance ?

N’est-ce pas là aussi conditionner l’exercice des droits de l’usufruitier ?

Déjà quelques questions pratiques qui relativisent largement l’avancée de ces avis.

Il faut donc rester prudent en la matière et notamment rester vigilant en matière fiscale où la notion d’usufruit est fondamentale dans de nombreux montage patrimoniaux. S’ajoute qu’il faut maîtriser toutes ces règles pour pouvoir adapter avec précision les statuts de société en prenant en compte cette dimension des liens entre usufruitiers et nus-propriétaires de titres sociaux. Un accompagnement par un avocat fiscaliste est donc primordial dans cette matière pour sécuriser les montages avec démembrement de propriété.

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